Tchad : lettre ouverte à un disparu, pour que justice soit rendue

Publié le par Liberté pour IBNI OUMAR

papa-copie-1.jpgEn 2008, pendant que les combats faisaient rage à N'Djaména, trois opposants au régime du président Idriss Déby disparaissaient, arrêtés par les forces de sécurité tchadiennes. Deux d'entre eux étaient retrouvés, le troisième est toujours manquant : trois ans après, Ibni Oumar Mahamat Saleh, dirigeant et porte-parole d'une coalition de partis d'opposition politiques non armés, n'a toujours pas été retrouvé.

Dans une initiative exceptionnelle, une lettre ouverte lui est adressée à la veille de l'anniversaire de sa disparition, signée par ses fils, par la communauté mathématique et statistique de France à laquelle il a appartenu, par des parlementaires français et des organisations de défense des droits humains. Nous publions cette lettre à titre de document.

« Cher père, cher ami, cher collègue, cher disparu,

Nous t'envoyons cette lettre car nous ne pouvons nous faire à l'idée que tu n'es plus parmi nous. Tant que la vérité n'est pas établie sur ton sort, nous gardons l'espoir fou et irraisonné que cette lettre te parviendra.

Trois années ont passé depuis que tu as disparu. A l'époque, l'opposition armée avait lancé une offensive contre la capitale du Tchad, N'Djamena. En fin d'après-midi, ce 3 février 2008, la ville a été reprise par l'Armée nationale tchadienne. Des témoins, ta propre femme, t'ont vu être arrêté à ton domicile par des militaires, emmené et puis… plus rien. Des témoignages contradictoires, des rumeurs ont circulé : certains affirmaient t'avoir vu dans une prison, d'autres, à la Direction des renseignements généraux, d'autres encore que tu avais été sévèrement battu.

Dans un pays où l'opposition civile a du mal à se faire entendre, prise en étau entre un président qui s'accroche au pouvoir et une opposition armée, tu es l'une des rares voix autour desquelles se sont rassemblés ceux qui veulent sortir le Tchad de la spirale des coups de force qui emporte tout espoir de démocratie. Président du Parti pour les libertés et le développement et porte-parole de la Coordination des partis politiques pour la défense de la constitution, tu es devenu un des symboles de l'opposition civile non armée, dans un pays repu de violence.

Tu as endossé cet habit d'homme politique après ton retour au Tchad. Tu portes aussi l'habit de l'homme de savoir. Certains d'entre nous t'ont côtoyé à l'époque où tu étais étudiant à Orléans puis professeur d'université en mathématiques au Niger ou au Tchad. Aujourd'hui, un prix universitaire porte ton nom. Il permet à un étudiant africain en master ou doctorat de mathématiques d'effectuer un stage scientifique dans un pays autre que le sien et contribue de ce fait aux échanges universitaires que tu as toujours favorisés. Il vient d'être attribué pour la seconde fois.

Des pétitions ont été signées par tes collègues mathématiciens, par des étudiants, par des militants, par des politiques. Qu'ils soient d'Inde, de France ou d'Afrique, ta disparition a touché tous ceux qui ne veulent pas admettre que tu aies disparu ; que l'on puisse cautionner le fait que des opposants, qui prônent l'alternance politique pacifiquement, soient “ éliminés ” de la sorte ; que l'on puisse en rester là, à si bon compte, sans connaître la vérité et sans que justice te soit rendue.

Trois semaines après ta disparition, le gouvernement français, partie prenante des évènements de février 2008, s'était engagé fermement. Le 27 février 2008, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, en déplacement à N'Djamena, déclarait :

“ la France veut la vérité et je ne céderai pas sur ce point ”.

Au début, on aurait peut-être pu y croire, une Commission d'enquête ayant été finalement créée par le gouvernement tchadien, sous la pression internationale, dont celle de la France, pour enquêter sur les violations des droits humains survenues lors de ces évènements.

Mais cette Commission n'a pas été en mesure de dire ce que tu es devenu, mettant néanmoins en évidence “ l'implication des plus hautes autorités militaires tchadiennes ”. Elle laisse aussi entendre que tu serais mort mais n'en a pas apporté la preuve car ses moyens étaient limités. Elle demandait donc impérativement que l'enquête continue.

Pendant les deux années qui suivirent, ton pays n'a pas donné suite aux demandes de la Commission et la France n'y a pas trouvé à redire. Cela arrangeait sûrement beaucoup de monde, l'enquête risquait de mettre en lumière trop de vérités gênantes. Mieux valait laisser le voile de l'oubli faire son travail.

C'était sans compter que nous, citoyens, enfants, collègues et amis, femmes et hommes politiques, organisations de défense des droits humains, demandions inlassablement que le Tchad remplisse ses engagements et que la France dise enfin ce qu'elle sait.

Une résolution a été votée en mars 2010 à l'unanimité par l'assemblée nationale française pour que des experts internationaux participent enfin au comité de suivi chargé de continuer l'enquête, condition nécessaire mais non suffisante pour que l'affaire ne soit pas enterrée. Finalement, assez étonné d'une telle mobilisation, le Tchad a accepté.

A l'heure qu'il est, des experts, nommés à l'Organisation internationale de la Francophonie et à l'Union européenne, ont été envoyés au Tchad. Où en est l'enquête ? Mystère. Est-ce un faux espoir que de croire que l'enquête va être menée à son terme ? Nous t'écrivons pour le rappeler : nous continuerons à veiller pour que justice soit rendue. Nous y veillerons pour ta famille et tes proches qui attendent désespérément que la vérité soit établie sur ton sort.

Nous y veillerons pour être solidaires des espoirs de démocratie portés par le peuple tchadien, dont tu étais l'un des symboles.

Nous y veillerons enfin pour nous, qui restons persuadés que sans justice ni respect des droits humains, il ne peut y avoir de véritable démocratie. »

Signataires

Hicham Ibni Oumar Mahamat Saleh, fils d'Ibni Oumar Mahamat Saleh

Mohamed Ibni Oumar Mahamat Saleh, fils d'Ibni Oumar Mahamat Saleh

Organisations de défense des droits humains

Geneviève Garrigos, présidente d'Amnesty International France

Makan Koné, président d'Amnesty International Mali

François Walter, président de l'Association des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture - ACAT France

Komla Yovo, président d'Amnesty International Togo

Aicha Kabore Zoungrana, présidente d'Amnesty International Burkina Faso

Parlementaires

Gaëtan Gorce, député PS, membre de la commission des affaires étrangères

Françoise Hostalier, députée UMP du Nord et présidente du groupe d'amitié France-Tchad

Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret

Communauté mathématique et statistique

Claire Anantharaman, professeur émérite à l'Université d'Orléans

Jean-Philippe Anker, Stéphane Cordier, professeurs à l'université d'Orléans

Avner Bar-Hen, président de la Société Française de Statistique

Aline Bonami, professeur émérite à l'Université d'Orléans

Charles Boubel, maître de conférences à l'IUT Robert Schuman, Strasbourg

Yves Denizeau, maître de conférences retraité à l'Université d'Orléans

Maria J. Esteban, présidente de la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles

Bernard Helffer, président de la Société Mathématique de France

Marie-Françoise Roy, Michel Coste, professeurs à l'Université de Rennes 1

Alain Godinot, retraité

Publié dans FRANCE ET TCHAD

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